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Contes de faits
24 janvier 2009

Le bourg auquel il manquait un passage piéton: affaire résolue 2

Madeleine avait beaucoup de choses en tête, ce jour là. Sa maîtresse l'avait nommée chef de classe, et elle prenait cet office très à cœur. Elle était responsable de la propreté du tableau noir, de l'alignement de ses camarades avant d'entrer en classe, du rangement de la salle de classe... Mais aussi, et surtout, elle devait veiller à ce que ses camarades se comportent avec respect et obéissance.
Or, elle avait surpris Alban en train de dire "zut" (le mot lui semblait tellement affreux que, même en pensée, elle refusait de le répéter) à Jean, le premier de la classe. En toute logique, elle aurait du le rapporter tout de suite à la Mademoiselle Juillaud. Or, Alban était son fiancé. Si elle le dénonçait, il risquait de lui vouloir à vie.
Madeleine se mordit les lèvres, indécise devant ce cruel dilemme. Son rôle de chef de classe ou son avenir avec Alban?
Quelque part sous la ville, la chose avait faim.
Quand elle se trouvait devant un choix aussi cornélien, Madeleine avait tendance à se tourner vers une vieille tradition familiale. "Quand tes questions et leurs réponses sont chacune d'un côté de la route" disait sa grand-mère au temps où elle était encore en vie (l'image de la vieille femme se momifiant lentement dans son lit dans les quelques semaines avant sa mort apparut soudain dans l'esprit de Madeleine, la faisant frissoner) "traverse la route, et tout s'éclairera." Ainsi, quand elle était en proie au doute, Madeleine traversait et retraversait  la route qui séparait le bourg en deux, jusqu'à ce que la réponse lui vienne.
Depuis toujours, cette route avait été là. Elle séparait la partie du bourg qu'on appelait le bas-bourg (où se trouvaient l'église, l'école, et l'hôtel de ville) du haut-bourg (où se tenaient la plupart des commerces). Seulement, depuis quelque temps, quelque chose de nouveau était apparu. En neuf endroits, la route était traversée par ce qu'on appelait "passage piétons". Des lignes blanches sur lesquelles on était censé marcher afin de ne pas se faire renverser par les automobiles qui parcouraient la route à une vitesse effarante. Jusqu'ici, la plupart des habitants évitaient ces lignes blanches. Personne ne savait exactement qui les avait peintes, et comme tous les gens censés, ils se méfiaient de ce qu'ils ne connaissaient pas. Le père Guigoux, le rebouteux du village, avait même dit que ces lignes avaient été tracées par le diable lui même, afin d'entraîner les habitants dans les enfers avant l'heure. Le curé avait balayé ces allégations d'un geste de la main, mais pour tranquiliser les habitants, avait quand même procédé à un exorcisme de chacun de ces neuf passages. Malgré cela, les plus superstitieux évitaient toujours ces lignes blanches inquiétantes.

Dans les profondeurs de la ville, la chose attendait. Ses pièges étaient placés. Pour l'instant, ses proies s'en méfiaient encore, venant les renifler de temps en temps pour s'assurer du niveau de danger. Mais son heure allait venir. Déjà, on se méfiait moins. Un jour, une victime un peu plus innocente que les autres se laisserait avoir. Et alors, la chose n'aurait plus aussi faim.
Le père de Madeleine était un homme instruit. Devant les superstitions des anciens du village, il avait haussé les épaules en riant. "Vous êtes ridicules" avait-il dit. "Le gouvernement a fait tracer ces passages pour vous protéger." Une petite partie de l'esprit de Madeleine avait noté que malgré tout, son père n'avait jamais emprunté ces passages. Mais, en enfant obéissante, elle avait vite chassé ces pensées indignes de son esprit. On ne traite pas son père d'hypocrite, même en pensée.
Perdue dans ses réflexions, elle ne regardait pas où ses pieds la menaient. Tout à coup, elle s'aperçu qu'elle se trouvait au bord de la route, ses pieds hésitants à quelque centimètres à peine de la ligne blanche d'un des passages.
Quelque part sous la ville, la chose leva la tête. Enfin son heure était arrivée. Enfin, elle allait pouvoir se nourrir.
"Je ne suis pas ridicule" se dit Madeleine. "Le gouvernement a fait tracer ces pasages pour nous protéger." Et, sans plus hésiter, elle posa le pied sur la première ligne.
Vite, vite, vite, traversant la terre, traversant la ville, vite, vite, vite, vers la chair fraîche qui marchait au dessus.
Le père Guigoux, au même moment, sortait de la buvette, quelques pas plus loin. Il assista à la scène, effaré, fou de terreur et d'impuissance. Ce qu'il vit lui sembla si incroyable qu'il mit plusieurs semaines à s'en remettre, les doses d'eau de vie qu'il s'administrait n'empêchant pas les cauchemars et les visions d'horreur de s'accroître.
"Tout s'est mis à tourner" raconta-t-il à sa fille Antoinette, la seule personne qui acceptait de l'écouter. "Tout s'est mis à tourner, et soudain, cette ombre a surgit, a enveloppé la petite et le passage, et les a engloutis tous les deux."
Le curé, qui avait également assisté à sa scène, eut beau raconté que ce lui avait vu, c'était un gigantesque camion qui avait fauché l'enfant, il n'en resta pas moins que le fameux passage piéton avait disparu.
Depuis ce jour maudit, les habitants du bourg évitent comme la peste les passages restants, afin de rester en dehors des griffes de la chose qui vit sous la ville, et se nourrit des enfants trop sages.

Voilà l'histoire telle que Antoinette me l'a contée. Elle peut vous sembler invraisemblable, mais la vieille dame y croyait dur comme fer.
En ce qui me concerne, je vais d'abord recompter le nombre de passages qui traversent cette route avant d'affirmer avec certitude qu'une bête affamée vit sous ce petit bourg. Mais un peu de sueurs froides de temps en temps, c'est amusant, non?

(Qui a dit "tu lis trop de Stephen King?")


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Commentaires
R
Lol, Elennen traumatisée des passages piétons à cause de moi...<br /> Je vais recompter ce midi en rentrant, si j'y pense, parce que ça me trotte par la tête quand même.
E
C'était donc ça ! <br /> Terrifiante cette petite histoire ! Mais je comprends mieux pourquoi maintenant... Je crois que je ne regarderais plus jamais les passages piétons de la même manière...
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